La campagne contre l'Iran: le lobby sioniste et l'opinion juive (Prof Yakov M RABKIN)

Publié le par A r a G o r N



Source: le site Juif antisioniste Yechouroun



Publié dans La Revue internationale et stratégique, Paris, été 2008, pp. 195-207. (Revue de l'Institut Iris: Institut de Relations Internationales et Stratégiques)




Yakov M. Rabkin, professeur d’histoire à l’Université de Montréal et auteur du livre Au nom de la Torah : une histoire de l’opposition juive au sionisme




Résumé


Deux allégations formulées à l’endroit du président iranien Mahmoud Ahmadinejad intensifient les pressions que les États-Unis et Isra- l font peser sur l’Iran : il est accusé de nier la Shoah et de menacer de génocide la population israélienne. Souvent, on présente l’Iran comme une nouvelle Allemagne nazie et le président Ahmadinejad comme un nouvel Adolf Hitler. Cet article retrace les origines de ces accusations en mettant en lumière le rôle que joue, dans la formation du discours occidental sur l’Iran, l’amalgame que d’aucuns pratiquent entre les juifs, d’une part, et l’État d’Israël, d’autre part. En terminant, l’article met en garde contre les réactions épidermiques et fait ressortir la nécessité d’agir rationnellement, particulièrement lorsque les Occidentaux ont affaire à des dirigeants qu’ils jugent irrationnels.



Abstract


Two claims attributed to President Mahmoud Ahmadinejad have intensified the pressure that the United States and Isra-l have put on his country: he is accused of denying the Holocaust and threatening a genocide against Israel’s population. Iran is often presented as a new Nazi Germany and President Ahmadinejad as a new Adolf Hitler. This article traces the origins of these accusations and explains the role that the confusion between the Jews, on one hand, and the state of Isra-l, on the other, has played in shaping Western perceptions of Iran. The article concludes by emphasizing the importance of avoiding knee-jerk reactions and acting rationally, particularly when dealing with leaders the West deems irrational.


Deux accusations dominent dans le discours occidental sur l’Iran depuis quelques années. On accuse le président Mahmoud Ahmadinejad de nier la Shoah et de vouloir rayer de la carte l’État d’Isra-l. Les médias répètent souvent ces accusations dans les émissions et les textes consacrés à l’Iran. Ce discours influe sur les décisions politiques, potentiellement graves, que prennent les gouvernants ou leurs représentants. Lorsque le représentant des États-Unis quitte une réunion plénière de l’Assemblée générale de l’ONU, à l’automne 2006, il donne principalement deux raisons pour justifier son refus d’écouter le discours du président iranien : M. Ahmadinejad nie la Shoah et veut rayer Isra-l de la carte. Un an plus tard, le président de l’Université de Columbia réitère les mêmes allégations dans le « discours de bienvenue », plutôt hostile, qu’il adresse au président iranien, invité à parler sur le campus. Ces allégations fournissent une justification morale aux pressions exercées sur l’Iran pour qu’il cesse ses activités nucléaires et elles offrent par conséquent à Isra-l et aux États-Unis un argument convaincant pour la préparation d’une attaque militaire contre l’Iran. C’est pourquoi les deux forfaits que l’on reproche au président iranien méritent un examen attentif.


Cet article se propose de retracer les origines de ces accusations, sans pour autant discuter de la personne du président iranien ni, encore moins, de ses intentions. Cet article ne traite donc pas de la politique étrangère de l’Iran, mais plutôt de quelques particularités du discours occidental sur l’Iran. Il s’intéresse aux propos de ceux qui présentent l’Iran comme la nouvelle Allemagne nazie et Mahmoud Ahmadinejad, son président, comme un nouvel Adolf Hitler. À preuve, la représentation que l’on donne couramment aujourd’hui de l’Iran, à savoir que le pays et son président représenteraient une grave menace pour le monde entier. Ces déclarations sont à l’origine des pressions exercées sur l’Iran pour que le pays mette fin à ses activités d’enrichissement de l’uranium, même s’il a signé le traité de non-prolifération (TNP) et que ses représentants ont affirmé à de nombreuses reprises qu’ils n’avaient pas l’intention de se doter d’armes nucléaires.


Les pressions auxquelles est soumis l’Iran se fondent largement sur les préoccupations affichées par le gouvernement américain concernant la sécurité d’Isra-l. Les deux accusations reflètent l’amalgame assez courant entre l’État d’Isra-l, d’une part, et les juifs, d’autre part, ainsi qu’entre l’antisémitisme et l’antisionisme. Cette confusion politiquement utile étouffe depuis longtemps le débat politique sur Isra-l et la Palestine dans les pays occidentaux. Ceux qui se livrent à des critiques contre Israël se voient souvent qualifiés d’antisémites, même s’ils sont juifs. On n’hésite pas à recourir aux insultes ad hominem: l’ancien président Jimmy Carter et le pasteur Desmond Tutu comptent parmi les cibles les plus illustres de ces accusations, qui commencent à avoir des effets sur les relations internationales à plus grande échelle.



Négation de la Shoah


D’après la BBC, M. Ahmadinejad s’est exprimé de la manière suivante : « Si les pays européens insistent sur le fait qu’ils ont massacré des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale… pourquoi n’offriraient-ils pas au régime sioniste un territoire en Europe ? » Bien sûr, il s’agit à l’évidence d’une provocation, pourtant ni cette affirmation ni les nombreux autres propos du président iranien que l’on pourrait citer n’indiquent qu’il ait eu comme but de nier le génocide nazi. Il utilise plutôt le souvenir de la Shoah pour attirer l’attention sur le sort des Palestiniens et pour tester les limites de la liberté de parole que réclame l’Occident. Il met en relief le fait que l’on peut publier en Occident des caricatures de Mahomet, de Jésus ou de Moïse tandis que dans bien des pays européens il est interdit par la loi de s’interroger sur la réalité de la Shoah ou de s’en moquer. Il montre que la Shoah a été transformée en objet sacré.


Le concours de caricatures sur la Shoah organisé en Iran visait justement à souligner cette sensibilité particulière et, comme on aurait pu le prévoir, l’exposition a provoqué une réaction furibonde de la part d’Isra-l et de nombreux pays occidentaux. C’était précisément là l’effet escompté par le président iranien. Certaines caricatures étaient franchement antisémites et elles s’accompagnaient d’une iconographie imagée empruntée à l’arsenal antisémite européen, que des médias musulmans diffusent régulièrement. D’autres caricatures pouvaient être considérées comme révisionnistes, voire négationnistes. Peut-on pour autant en conclure que le président iranien même nie la Shoah?


Il proteste, certes, contre les conséquences de la formation de l’État sioniste sur les Palestiniens (musulmans, chrétiens, ainsi qu’un certain nombre de juifs non et anti-sionistes), qui ont dû payer le prix d’un crime commis par les Européens. Bien qu’il soit ouvertement antisioniste, M. Ahmadinejad précise souvent qu’il n’est pas antisémite. La présence de six rabbins barbus et vêtus de noir à la conférence intitulée « Bilan de la Shoah, une vision d’ensemble », qui s’est tenue à Téhéran en décembre 2006, a donné au président iranien l’occasion de dire encore une fois qu’il n’était point antisémite. Les rabbins antisionistes ont maintes fois répété que la Shoah était un fait historique indiscutable et que parmi eux plusieurs avaient perdu des parents durant la Shoah. L’un d’entre eux, le rabbin Y. D. Weiss, a ajouté qu’il n’était pas allé à Téhéran pour donner du crédit à la négation de la Shoah : il était venu expliquer la distinction à faire entre sionisme et judaïsme, entre la Shoah et les bénéfices qu’en retirent le mouvement sioniste et l’État d’Israël. Selon le rabbin, M. Ahmadinejad « n’est pas l’ennemi du peuple juif. Il ne l’a jamais été. C’est un homme très croyant. Il respecte le peuple juif et le protège en Iran, mais si les sionistes continuent à le décrire comme un ennemi, il a prévenu qu’il pourrait alors, que Dieu l’en garde, devenir un ennemi. »


Selon l’agence officielle de presse iranienne IRNA, M. Ahmadinejad a en outre déclaré que « les êtres humains prudents et justes ne blâmeraient pas les juifs pour les crimes commis dans les territoires occupés par le régime sioniste illégitime et par ses partisans ». En Iran, où ils vivent depuis des milliers d’années, les juifs continuent à pratiquer leur religion sans trop d’ingérence de la part des autorités gouvernementales. Or, si M. Ahmadinejad avait été antisémite, n’aurait-il pas commencé par harceler les juifs de son pays, avant de défier la superpuissance de la région, dotée de l’arme nucléaire ?


Cependant, notons-le, la conférence de Téhéran mise sur pied par M. Ahmadinejad n’avait pas comme objectif de contribuer à la recherche historique. Elle avait des visées politiques évidentes, puisqu’on a refusé d’accueillir plusieurs délégations de survivants du génocide nazi, qui avaient demandé à y participer, ainsi que des chercheurs qui désiraient y présenter leurs travaux. L’Iran a même refusé d’accorder un visa à Khaled Mahameed, Israélien palestinien qui a fondé le premier musée arabe de la Shoah. Parallèlement, parmi les invités se trouvaient des personnes qui, comme le Français Robert Faurisson, étaient accusées de négationnisme ou de vouloir revoir à la baisse le nombre des victimes du génocide nazi.


Si le président iranien utilise ouvertement la mémoire de la Shoah à des fins politiques, il n’est pas le seul à le faire ni le premier. Selon Moshé Zimmermann, professeur d’histoire allemande et intellectuel bien connu tant en Isra-l qu’en Allemagne, « la Shoah est un événement souvent utilisé. Si l’on était cynique, on pourrait dire que la Shoah est l’événement historique le plus utilisé pour manipuler l’opinion publique, particulièrement chez le peuple juif lui-même, à l’intérieur et hors d’Isra-l. Dans la vie politique israélienne, la Shoah est invoquée pour démontrer qu’un juif désarmé équivaut à un juif mort. » Plus récemment, le sous-ministre israélien de la Défense Matan Vilnaï a eu recours à ce terme pour agiter contre les Palestiniens de Gaza la menace d’une destruction totale. Ce glissement dans l’usage du terme Shoah semble constituer un précédent discursif.


La négation de la Shoah paraît exceptionnellement grave. Quelqu’un qui nierait les pogroms de Kichinev de 1903, ou le massacre de centaines de milliers de juifs en Ukraine au XVIIe, ou encore l’expulsion des juifs d’Espagne au XVe siècle n’attirerait pas plus l’attention qu’un membre de la Flat Earth Society (organisation qui prétend que la Terre est plate). C’est non seulement l’ampleur de la tragédie, mais aussi l’usage qu’on en fait à des fins politiques, procédé décrié par Moshé Zimmermann et par beaucoup d’autres juifs, qui font de la Shoah un phénomène unique en son genre.


Un ancien ministre israélien de l’Éducation affirme que « la Shoah n’est pas seulement le fruit de la démence d’un État, qui a eu lieu une seule fois et qui est révolue, mais bien une idéologie qui n’est pas morte, et encore aujourd’hui le monde devrait s’excuser des crimes commis contre nous ». En plus de contribuer à légitimer le caractère sioniste d’Israël -- État du peuple juif plutôt qu’État appartenant à tous ses citoyens -- la Shoah a été un excellent moyen de bénéficier de l’aide fournie par les pays occidentaux. Un parlementaire israélien n’a-t-il pas déclaré, tout à fait ouvertement ?


Même les meilleurs amis d'Isra-l se sont abstenus de donner aux juifs européens une aide substantielle et ont tourné le dos aux cheminées des camps de la mort [...]. C'est pourquoi tout le monde libre, particulièrement de nos jours, doit démontrer sa repentance [...] en procurant à Isra-l une aide diplomatique, défensive et économique.


L’industrie de l’Holocauste, ouvrage de l’intellectuel américain Norman Finkelstein, renferme de nombreux documents sur la manière dont le génocide nazi a été exploité à des fins politiques. Le souvenir de la Shoah sert notamment à faire taire les critiques et à susciter la sympathie envers cet État qui se présente, depuis la Déclaration d’indépendance, comme l’héritier des six millions de victimes. Ce fut le cas en 1948, et tout particulièrement en 1967 lorsque le gouvernement d’Isra-l a sonné l’alarme en évoquant l’imminence d’un second génocide, même si les recherches historiques effectuées depuis lors montrent que les généraux israéliens n’avaient jamais douté de leur victoire. Ce recours au spectre de la Shoah a été utilisé sciemment pour justifier l’attaque préventive contre les États arabes voisins, en juin 1967.


Ces événements encouragent les juifs à embrasser l’idéologie sioniste, à soutenir l’État d’Isra-l considéré comme une réparation pour le sort tragique des victimes de la Shoah. En renforçant le lien idéologique entre la Shoah et l’État d’Israël, on affirme que la survie des juifs ne peut être assurée par les États libéraux, mais uniquement par l’État sioniste. Ce fut un symbole fort quand le premier astronaute israélien, descendant d’une famille de survivants du génocide nazi, emporta avec lui un souvenir de cette époque dans la navette spatiale américaine : un paysage lunaire dessiné par un adolescent dans le camp de concentration de Theresienstadt. Le message était celui de la renaissance du peuple juif, de la fierté d’appartenir à l’État d’Isra-l après l’horreur de la Shoah.


La mention de la Shoah permet également de souligner l’importance et la légitimité du recours aux armes. Alors qu’ils participaient à une foire aéronautique en Pologne, trois avions de chasse israéliens frappés de l'étoile de David et pilotés par des descendants de survivants de la Shoah ont survolé l'ancien camp d'extermination nazi d’Auschwitz-Birkenau tandis que deux cents soldats israéliens les observaient à partir du sol. Commentant cette manifestation, un pilote israélien a exprimé ainsi sa confiance en la force armée: « C'est un triomphe pour nous. Il y a soixante ans, nous n'avions rien : pas de pays, pas d'armée, rien. Maintenant nous arrivons ici à bord de nos avions de chasse. »


C’est précisément ce lien entre l’État d’Isra-l et la Shoah, plutôt que le génocide perpétré par les nazis, que M. Ahmadinejad considère comme un « mythe ». Cet usage du terme « mythe » est assez courant ; son emploi par le président iranien ne représente pas plus une négation de la Shoah que l’ouvrage du respecté historien israélien Zeev Sternhell intitulé The Founding Myths of Zionism1 ne constitue « un déni du sionisme ».



Appel à l’anéantissement des juifs d’Isra-l


Les médias occidentaux, dont Le Monde daté du 27 octobre 2005, annoncent que le président iranien a déclaré qu’« Israël doit être rayé de la carte ». Or, les experts s’entendent pour dire que le président iranien, lors de son discours, n’a prononcé ni le mot « rayer » ni le mot « carte ». Il a plutôt repris l’une des déclarations de l’ayatollah Khomeyni : « Esrâ’il bâyad az sahneyeh roozégâr mahv shavad », ce qui signifie « Isra-l doit disparaître de la page du temps ». Nous avons puisé cette phrase dans un site Web de l’opposition iranienne à l’étranger dont on ne peut pas soupçonner de vouloir embellir les paroles du président (2). Dans un premier temps, une traduction erronée, selon laquelle la phrase signifiait qu’Isra-l devait « être rayé de la carte », a circulé dans le monde entier. Toutefois, certains instigateurs israéliens de la campagne contre l’Iran ont par la suite cessé discrètement de l’utiliser. Ainsi, un rapport sur l’Iran publié en 2006 par le Jerusalem Center for Public Affairs (JCPA), groupe de réflexion (think tank) particulièrement actif dans la campagne contre l’Iran, a omis la traduction inflammatoire, tout en attribuant au président iranien « une intention génocidaire ». Cet adjectif revient de plus en plus fréquemment dans les publications sionistes récentes : le même rapport fait aussi référence à « la guerre génocidaire manquée menée contre Isra-l, en 1948, par plusieurs États arabes et par les Palestiniens ».


Pourtant, selon les propos du ministre des Affaires étrangères de l’Iran, M. Manouchehr Mouttaki (tels que les rapporte un autre site de l’opposition au régime actuel en Iran), son pays « ne projette de détruire aucune nation, ni aucun pays ». Il ajoute que « tout enfant allant à l’école sait qu’il est impossible de rayer un pays de la carte (3) ». L’agence de presse iranienne officielle IRNA indique que M. Ahmadinejad « a appelé à la nécessité de résoudre les problèmes mondiaux, notamment le problème palestinien, au moyen du dialogue ». Sur les ondes du réseau ABC News, il appelle à résoudre la situation en Palestine en conformité avec la charte des Nations Unies et à laisser aux Palestiniens le droit de décider de leur avenir en proposant de tenir « un référendum basé sur le droit international, auquel participeraient tous les Palestiniens, musulmans et juifs ». Dans la même interview, Ahmadinejad réitère son affirmation selon laquelle « nous nous efforçons d’éviter tout conflit ou effusion de sang. Étant opposés aux conflits de toute nature, nous avons souvent répété que l’on peut résoudre les problèmes du monde par le recours au dialogue, à la logique et à l’amitié. Il n’y a nul besoin d’utiliser la force. »


Curieusement, alors que certaines positions de M. Ahmadinejad font la une des quotidiens, on accorde peu d’attention aux propos de l’ayatollah Khamenei, qui détient le véritable pouvoir en Iran et qui a déclaré que son pays appelait à la normalisation des relations avec Israël si celui-ci accepte la proposition dite des deux États formulés par la Ligue arabe en 2002, puis de nouveau en 2007.


Par ailleurs, la fameuse phrase prononcée par M. Ahmadinejad s’inscrit dans une série de comparaisons historiques. Selon l’Associated Press, le président iranien a déclaré également : « Le régime sioniste sera bientôt effacé, de la même façon que l’a été l’Union soviétique, et l’humanité sera libre. » En réalité, il s’attend à ce qu’Isra-l se désagrège pacifiquement, sous le poids de ses contradictions internes, comme cela a été le cas de l’URSS, dont le déclin a été pacifique. Comme la disparition de l’Union soviétique n’est pas attribuable à l’utilisation de l’arme nucléaire, le président iranien ne propose pas d’utiliser la force armée pour précipiter la fin de l’État d’Isra-l. De toute façon, cela ne serait guère sérieux, car on estime qu’Isra-l bénéficie d’une supériorité militaire incontestable dans la région. M. Ahmadinejad prévoit que, de même que le communisme a perdu sa légitimité et s’est évanoui, le mouvement sioniste disparaîtra un jour. Dans le même discours, il mentionne d’autres phénomènes historiques, comme la chute du régime du Shah, ou encore la disparition des pharaons en Égypte, marquant la fin de régimes qui apparaissaient alors comme invincibles et éternels. Si le communisme en URSS et le régime du Shah ont disparu sans que la Russie et l’Iran aient été rayés de la face de la Terre, argue Ahmadinejad, il en ira de même du mouvement sioniste : sa disparition n’est pas synonyme de la destruction de l’État d’Isra-l ou du peuple juif. Commentant le discours du président iranien, Jonathan Steel, journaliste au quotidien britannique The Guardian, est d’avis qu’il n’exprime rien de plus « qu’un vague souhait pour l’avenir (4) ». En fait, ce que souhaite le président iranien est un changement de régime en Israël, et non l’élimination physique de sa population. Dans ce domaine, le gouvernement de G.W. Bush a certes pris les devants en s’efforçant de remplacer les régimes politiques qui ne se pliaient pas à ses attentes, par exemple en menant une guerre en Irak, tout comme ses prédécesseurs l’avaient fait, ou tenté de le faire, à Cuba et au Chili.


Même quand les militants sionistes de la campagne contre l’Iran ont abandonné l’allégation basée sur la fausse traduction et décriée par l’ambassadeur iranien aux Nations Unies sur les ondes de CNN, presque tous les membres du Congrès des États-Unis (411 en tout) ont condamné le président iranien pour « avoir voulu inciter au massacre massif des juifs d’Isra-l ». Le démocrate Steve Rothman maintenait, à l’été 2007, que l’Iran avait menacé « de rayer Isra-l de la carte ». Shimon Peres, actuel président de l’État d’Isra-l et lauréat du prix Nobel pour la paix, avertissait que « l’Iran aussi pourrait être rayé de la carte ».


Ne pourrait-on rapprocher ce souhait des prières « pour l’anéantissement pacifique de l’État sioniste » prononcées régulièrement par les juifs antisionistes, groupe dont sont issus les rabbins qui ont donné l’accolade au président iranien, à la conférence de Téhéran ? En fait, on trouve fréquemment dans la liturgie juive le voeu de voir disparaître ceux qui ne reconnaissent pas Dieu ou qui commettent des actes malveillants. Par exemple, pendant les offices célébrés lors du Nouvel An juif (Rosh Hashanah) et de Kippour, on rencontre l’expression « ou’malkhout ha’reshaa koula ké’ashan tikhleh » (et le royaume du Mal périra comme la fumée). Une fois de plus, le sens littéral de cette citation pourrait renvoyer à des destructions et à des massacres, cependant son sens réel est que tous les actes malveillants, perpétrés à quelque endroit que ce soit, devraient disparaître définitivement. Bien entendu, on n’envisage de tuer personne, certainement pas des milliers d’innocents.


Mais si on voulait diaboliser les juifs, on pourrait prendre cette prière à la lettre. Certains Israéliens antireligieux ont même interprété cette prière traditionnelle comme un appel à la destruction de la majorité athée de la population juive d’Israël. La tradition juive abhorre les lectures littérales des textes sacrés ; elle se fie plutôt aux interprétations rabbiniques, même s’il arrive que celles-ci paraissent parfois forcées. Par exemple, depuis toujours les rabbins considèrent l’adage biblique « oeil pour oeil » (la loi du talion) comme l’obligation d’offrir un dédommagement; on n’incite pas la victime à se venger en crevant l’oeil de celui qui a crevé le sien. Ces fragments choisis de la liturgie juive constituent un exemple de la rhétorique religieuse qui se fonde souvent sur de puissantes métaphores.


Le président iranien, inspiré par sa religion, prédit la fin du régime sioniste, mais il n’annonce pas le massacre des habitants d’Isra-l. Même si l’Iran n’hésite pas à fournir des armes aux chiites combattant en Irak et au Liban, la dernière attaque de l’Iran contre un autre pays remonte à plus de trois siècles. En outre, le président iranien est loin d’avoir le dernier mot dans son pays il doit composer avec le complexe équilibre des pouvoirs de cet État mi-théocratique, mi-démocratique. Par ailleurs, ses excès rhétoriques ont été dénoncés par un certain nombre d’intellectuels iraniens. Les médias ont rapporté aussi que des groupes d’étudiants avaient protesté à Téhéran contre la tenue de la conférence sur la Shoah et brûlé en effigie le président iranien.



Le lobby sioniste



Le lobby israélien a joué un rôle important dans la campagne de propagande contre l’Iran. Lors du congrès, qui s’est tenu au printemps 2006, l’AIPAC (American Isra-l Public Affairs Commitee) fait de l’Iran sa cible principale et présente sur écran géant un montage juxtaposant Adolf Hitler dénonçant les juifs et le président iranien menaçant de « rayer Israël de la carte ». Le spectacle se termine par un fondu sur la maxime énoncée après la Shoah « Never again ! » (Plus jamais ça !). Au fil des mois, ces images sont devenues courantes.


Le JCPA fait la promotion de la campagne contre l’Iran à partir d’Isra-l et des États-Unis. En décembre 2006, il organise une conférence de presse dans laquelle on propose d’inculper le président iranien pour avoir menacé de commettre un massacre. Deux avocats, l’Américain Alain Derschowitz et le Canadien Irwin Cotler, connus pour les liens qu’ils entretiennent avec la droite israélienne, sont présents et soutiennent l’inculpation. Plus tard, Cotler a renforcé l’accusation en recourant à l’association B’nai B’rith Canada; celle-ci a exigé que le Canada et d’autres gouvernements intentent une poursuite contre l’Iran pour avoir violé la convention des Nations Unies sur le génocide. L’initiative du JCPA est à l’origine de mises en accusation similaires aux États-Unis, en Australie et dans d’autres pays.


Mais c’est l’Isra-l Project, groupe appartenant au lobby israélien et ayant son siège au Hudson Institute à Washington, qui met au point la manoeuvre la plus impressionnante pour intensifier la campagne contre l’Iran. En mars 2007, le groupe a distribué un kit de presse sur l’Iran, à plus de 17 000 journalistes professionnels et à 40 000 militants pro-israéliens aux États-Unis. En outre, le bureau d’Isra-l Project à Jérusalem a distribué la trousse à plus de 400 journalistes étrangers accrédités en Israël. Ce dossier de presse réaffirme que le président iranien « nie la Shoah» et « veut rayer Israël de la carte ». Il ajoute aussi que les dirigeants politiques iraniens ont soutenu des attaques qui ont tué des milliers d’Américains. Comme bon nombre d’Américains croient que le séculariste Saddam Hussein était impliqué dans les attentats islamistes du 11 septembre 2001, ils n’auraient pas eu de difficulté à accepter cette nouvelle accusation.


L’Isra-l Project joue aussi sur la peur d’une attaque nucléaire : l’un des documents compris dans le kit de presse s’intitulait «The nuclear clock is ticking… and time is running out » (Les secondes s’écoulent sur l’horloge nucléaire… il ne reste plus beaucoup de temps). Les documents distribués par l’Isra-l Project constituent sans doute la tentative la plus efficace et l’effort le plus abouti pour présenter l’Iran comme une menace pour la sécurité des États-Unis. Le projet s’ajoute à d’autres activités menées par le lobby sioniste, par ailleurs plus visibles que son appui à l’attaque contre l’Irak, en 2003.


À automne 2007, la B’nai B’rith achète une page publicitaire dans le New York Times afin de « promouvoir l’action militaire contre l’Iran ». Norman Podhoretz, rédacteur vétéran de la revue Commentary et militant sioniste, fait d’Ahmadinejad « un révolutionnaire comme Hitler … qui veut établir un nouvel ordre mondial sous la tutelle de l’Iran ». Il ne voit aucune autre solution possible que le « recours effectif à la force ». Bernard Lewis, orientaliste chevronné, sioniste et conseiller du président Bush, prophétise, dans les pages du Wall Street Journal, la date exacte à laquelle Ahmadinejad provoquera « la fin du monde ».


L’alarmisme est un instrument souvent utilisé dans l’histoire du mouvement sioniste. Nathan Sharansky et Shlomo Avineri, en dépit de leurs différends politiques, appellent les juifs du monde entier à s’unir contre l’Iran. Ils répètent que « l’Iran veut rayer Isra-l de la carte ». Sharansky voit dans l’opposition à l’Iran l’occasion de « sauver le monde ». L’historien israélien Benny Morris, lui, craint qu’il y n’ait une autre Shoah et décrit un scénario apocalyptique dans le Jerusalem Post. L’hystérie est quasiment palpable. L’anxiété qui se fait jour à l’égard de l’Iran reflète la préoccupation concernant la sécurité profondément ancrée dans la mentalité israélienne et constamment exprimée. Aussi bien les critiques d’Isra-l convaincus que les sionistes les plus engagés mettent en évidence le paradoxe suivant : Isra-l, souvent présenté comme l’ultime refuge du peuple juif, est en réalité devenu pour lui l’un des lieux les plus dangereux.


Ce sentiment d’impasse n’est pas nouveau. Lorsque, en 1948, la première guerre éclate en Palestine, Hannah Arendt lance un avertissement:


Et même si les juifs étaient amenés à gagner la guerre […], ils vivraient encerclés par une population arabe qui leur est hostile, isolés à l’intérieur de frontières encore menaçantes, absorbés par la nécessité de se défendre. […] Et tout ceci serait le destin d’une nation qui – sans se soucier du nombre d’immigrants pouvant encore être absorbés et de l’endroit où se situeraient les frontières – resterait encore un très petit peuple largement en sous-effectifs si on le comparait à ses voisins hostiles.


Cette mise en garde montre que l’intellectuelle et politologue juive avait compris qu’il était périlleux et hasardeux d’établir un État contre la volonté des habitants de la région et des États environnants. Plusieurs penseurs juifs éminents, qu’ils soient athées ou religieux, craignaient que le sionisme selon Ben Gourion ne mette en danger tant la survie physique que la survie spirituelle des juifs. De nos jours, alors qu’aucun État arabe ne peut s’opposer à Isra-l sur le plan militaire, c’est sur l’Iran que se concentrent les peurs israéliennes. Juste à l’est de l’Iran, qui a encore un long chemin à parcourir avant d’acquérir l’arme nucléaire, se trouve le Pakistan, régime instable qui possède un arsenal nucléaire bien réel. Comme Arendt l’a prophétisé, les menaces à l’égard de l’existence d’Isra-l ne prendront jamais fin, si l’État pratique la politique de développement séparé et ne compte que sur la force dans ses rapports avec les Arabes.



Dissensions parmi les juifs



Il est facile d’associer la campagne anti-iranienne à Israël et aux juifs, et cela pose un danger pour les juifs, tout d’abord en Iran. Du même souffle, les sionistes poussent les juifs vivant en Iran à émigrer vers Israël « comme ils auraient dû le faire depuis longtemps ». Cette attitude complique la vie de la plus vieille communauté juive du monde musulman. On reconnaît là une constante du projet sioniste : la volonté de convaincre les juifs de quitter leurs pays respectifs pour les rassembler en Israël prend le pas sur le bien-être et la volonté des individus. En effet, les médias israéliens rapportent que 40 juifs iraniens sont arrivés en Isra-l en décembre 2007. Il s’agit d’un projet financé par l’International Fellowship of Christians and Jews, regroupant des sionistes et des évangéliques qui songent à accélérer le Second Avènement du Christ en rassemblant les juifs en Terre sainte. L'appui massif qu'offrent à l'État d'Israël des millions de partisans chrétiens du sionisme est motivé par cet espoir ouvertement exprimé : le retour des juifs à la Terre sainte servirait de prélude à leur adhésion au Christ ou, pour ceux qui s’y refuseraient, à leur élimination physique. Ce scénario messianique prévoit la destruction d'un grand nombre de juifs et la conversion au christianisme de ceux qui échapperaient à ce sort. Selon un observateur israélien, il s’agit d’«une pièce en cinq actes où les juifs disparaissent au quatrième». La collaboration des organismes sionistes juifs avec les mouvements évangéliques met en relief le fait que certains organismes nominalement juifs sont en train de perdre leurs liens avec le judaïsme au profit de l’engagement inconditionnel pour le sionisme.


La relation avec l’État d’Isra-l et avec le sionisme divise depuis longtemps la communauté juive selon un axe séparant tous les groupes: Ashkénazes et Séfarades, traditionalistes et non-traditionalistes, pratiquants et non-pratiquants. Dans chacune de ces catégories, on peut trouver des juifs pour qui la fierté nationale, le pouvoir politique et militaire sont devenus des valeurs positives : ils donnent leur soutien enthousiaste à l’État qui incarne pour eux une force vitale, le triomphe de la volonté collective et la garantie de la survie des juifs du monde entier. Mais chacune de ces catégories inclut aussi des juifs qui croient que la simple idée d’un État juif, et l’investissement moral et humain qu’il exige, va à l’encontre de tout ce que le judaïsme enseigne, particulièrement des valeurs centrales d’humilité, de compassion et de charité.


La question d’Isra-l et du sionisme pourrait diviser irrémédiablement les juifs, comme l’a fait l’avènement du christianisme, il y a deux mille ans. Le christianisme, incarnant une lecture grecque de la Torah, s’est finalement détaché du judaïsme. Le sionisme, un nationalisme foncièrement européen, incarne une lecture romantique de la Torah et de l’histoire du peuple juif. Il reste à voir si la scission entre ceux qui restent attachés à la tradition morale juive et les adeptes du nationalisme juif pourrait être colmatée. Bien que fatale pour les juifs et le judaïsme, cette fracture ne devrait pas menacer l’avenir de l’État d’Isra-l qui, de nos jours, compte beaucoup plus de chrétiens que de juifs parmi ces partisans inconditionnels.


Des organismes ayant un nom à consonance religieuse, tant juifs que chrétiens, participent à la campagne anti-iranienne. Bon nombre d’entre eux ont lancé une pétition en ligne accusant le président iranien d’inciter au génocide. Les synagogues sionistes organisent des événements où l’on fait de la propagande contre l’Iran et des rabbins mettent en garde les fidèles contre le président iranien, qui aurait des visées génocidaires.


La campagne contre l’Iran a mis en lumière une profonde scission entre les juifs qui soutiennent inconditionnellement Isra-l et ceux qui rejettent ou remettent en cause le sionisme et les actions entreprises par l’État d’Israël. Les rabbins antisionistes qui ont embrassé Ahmadinejad à Téhéran ne sont pas les seuls juifs à critiquer, voire dénoncer Isra-l. Le débat public sur la place que doit prendre Israël pour assurer la continuité juive est devenu ouvert et franc, non seulement en Israël mais partout dans le monde. Il coïncide avec les graves préoccupations que suscite l’avenir de l’État qui, à cause de la dépossession et du déplacement des Palestiniens qu’a provoqués sa fondation, condamne des générations de ses citoyens à mener une guerre continue.


Même si les juifs sont peu nombreux à se demander publiquement si cet État ethnocratique et chroniquement assiégé est « bon pour les juifs », des figures politiques aussi notoires que l’ancien président de l’Organisation sioniste mondiale Avraham Burg affirme que l’État sioniste met les juifs en danger, tant en Israël que dans la diaspora. Des théologiens juifs déplorent l’érosion des valeurs morales du judaïsme imputable au projet sioniste (5).


Cette préoccupation commence à se manifester dans la culture populaire. Ainsi, dans son film Munich, le cinéaste juif américain Steven Spielberg analyse avec une grande précision le coût moral du constant recours à la force. Dans une scène du film, l’un des membres du commando israélien qui traque les militants de la diaspora palestinienne ressent un tel dégoût qu’il en vient à démissionner. Pour expliquer son geste, il déclare: « Nous sommes juifs. Les juifs n’agissent pas violemment parce que leurs ennemis le font…nous devons être justes. C’est beau, c’est juif. » Alors que dans La liste de Schindler Spielberg explorait les menaces pesant sur la survie physique des juifs, dans Munich il expose les risques qu’ils encourent quant à leur survie spirituelle. Le lobby sioniste, aligné sur la droite nationaliste en Israël, a vivement attaqué le réalisateur juif et son film, qui pourtant(5) Marc Ellis, Reading the Torah out Loud, : a Journey of Lament and Hope, Fortress Press, 2007. n’était alors qu’à l’état de projet. Le lobby a également lancé des assauts contre des ouvrages récents - Prophets Outcast, Wrestling with Zion, Myths of Zionism, The Question of Zion, ainsi que contre des titres français comme Exil et souveraineté, La révolution sioniste est morte, Les démons de la Nakbah - qui portent sur le conflit fondamental entre le sionisme et les valeurs juives.


Même si les conflits d’opinion bien marqués constituent une constante de l’histoire juive, le lobby sioniste (s’exprimant cette fois par le truchement de l’American Jewish Committee) affirme que les juifs qui osent critiquer Israël mettent en danger son « droit à l’existence » et encouragent l’antisémitisme. En réaction à cette accusation, un nombre important de juifs – en Israël, au Royaume-Uni, au Canada, aux États-Unis et ailleurs - ont ranimé le débat portant sur Israël et l’on trouve des reflets de cela même dans les publications conservatrices. Ainsi, en janvier 2007, The Economist publie une enquête sur la situation des juifs, ainsi qu’un éditorial appelant la diaspora juive à s’écarter de l’attitude « mon pays, qu’il ait tort ou raison » adoptée par de nombreuses organisations juives. Le même journal, parmi d’autres médias papier ou électroniques, a publié un reportage détaillé sur la visite des rabbins à la conférence de Téhéran en décembre 2006. L’opposition des rabbins au mouvement sioniste et à l’existence d’Isra-l en tant qu’État sioniste (ils refusent de l’appeler « État juif » ou « État hébreu ») a affaibli encore davantage l’image d’un peuple juif uni autour du drapeau israélien.


Bien des juifs et des Israéliens croient que le lobby pro-israélien qui agit contre ceux qui oeuvrent pour la réconciliation dans la région constitue une menace pour la sécurité d’Isra-l. Ils affirment aussi que le lobby est une source potentielle d’antisémitisme, car il est souvent perçu comme « juif », ce qui crée l’impression erronée que les juifs dictent aux Américains leur politique étrangère en l’orientant vers la droite. En réalité, plus des trois quarts des juifs américains – tout comme les trois quarts des musulmans américains – ont voté contre G. W. Bush à l’élection présidentielle de 2004. Les juifs américains sont plus opposés à la guerre en Irak que leurs concitoyens en général. Il serait également faux de conclure que « les juifs » attisent le feu contre l’Iran. En fait, plusieurs organisations oeuvrant pour la paix en Isra-l et dans diverses diasporas juives ont tenu des propos qui condamnent la campagne contre l’Iran.


Dans les milieux sionistes, les efforts visant à s’opposer à la campagne contre l’Iran sont souvent perçus comme des actes de trahison. On a pu le constater dans la manière dont les rabbins antisionistes ont été traités à leur retour de la conférence de Téhéran où ils avaient donné l’accolade au président iranien. Sans prendre la peine de vérifier les faits ni d’en parler avec les principaux intéressés, des rabbins influents en Isra-l et un peu partout ont appelé à leur excommunication. Des manifestations se sont tenues devant leurs maisons. Les enfants de l’un des rabbins ont été renvoyés d’une école juive. Un autre rabbin a été exclu du cimetière juif local: on a annulé l’achat qu’il y avait fait d’un terrain pour sa propre sépulture. Un groupe d’Israéliens a agressé physiquement l’un des six rabbins antisionistes, quelques semaines après la visite des religieux à Téhéran. Les assaillants ont été félicités pour leur action, ce qui montre combien l’allégeance au sionisme a affaibli la tradition juive de compassion et de non-violence.


On ne peut imaginer quel autre acte aurait pu provoquer une telle indignation, certainement pas une transgression des commandements de la Torah. L’ampleur exceptionnelle de la réaction indique à coup sûr que les rabbins antisionistes ont touché un point sensible. Ils ont mis en cause une croyance devenue sacrée pour bien des juifs : l’idée qu’Israël constitue une réparation offerte à la suite de la Shoah et une garantie contre tout autre désastre.


Bien des critiques juifs jugent cette croyance peu lucide et dangereuse. L’historien du sionisme Boaz Efron nous rappelle la nature transitoire de toutes les organisations politiques :


L'État d'Isra-l, et tous les États du monde, apparaissent et disparaissent. L'État d'Isra-l aussi, bien évidemment, disparaîtra dans cent, trois cents, cinq cents ans. Mais je suppose que le peuple juif existera aussi longtemps que la religion juive existera, peut-être pour des milliers d'années encore. L'existence de cet État ne présente aucune importance pour celle du peuple juif... Les juifs dans le monde peuvent très bien vivre sans lui.


Cet avertissement force de nombreux juifs à faire face à la contradiction entre la religion juive à laquelle ils prétendent d’adhérer et l’idéologie sioniste dont ils sont imprégnés. La campagne menée contre l’Iran aiguise les divisions morales et politiques parmi les juifs, qui sont de plus en plus nombreux à la dénoncer. Ainsi, le journal juif socialiste The Forward (New York) affirme que l’Iran ne se compare en rien avec l’Allemagne nazie, mais que la rhétorique anti-iranienne fait écho à la campagne de propagande contre l’Irak qui a contribué au déclenchement d’une guerre meurtrière et désastreuse. L’ancien chef du Mossad Efraïm Halévy et l’expert en affaires militaires à l’Université hébraïque de Jérusalem Martin van Creveld s’entendent pour dire que l’Iran ne représente pas véritablement une menace pour la sécurité d’Isra-l.



L’éloge de la précision




Les deux allégations empreintes d’émotion lancées contre le président iranien ont occupé une place importante dans les médias occidentaux. Par exemple, une rumeur lancée par le National Post de Toronto, au printemps 2006, selon laquelle le gouvernement iranien aurait fait passer une loi obligeant les juifs à porter un insigne de couleur jaune, a contribué à présenter M. Ahmadinejad comme un nouveau Hitler. Même si le journal s’est rétracté le lendemain, c’est la première nouvelle, source d’effroi si elle avait été vraie, qui reste dans la mémoire, plutôt que le rectificatif du journal, dont les propriétaires sont actifs au sein du lobby sioniste. Ce type de désinformation contribue à préparer l’opinion publique à un assaut militaire – effectué par les États-Unis ou par Isra-l – contre l’Iran. Une fois de plus, c’est le spectre d’une nouvelle Shoah qu’on invoque, même si Israël possède des centaines d’armes nucléaires, alors que l’Iran, contrairement à Isra-l, a signé le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP), et que ses dirigeants ont déclaré ne pas avoir l’intention de se doter de l’arme nucléaire. Les services de renseignements américains sont arrivés à la conclusion que l’Iran ne vise pas à fabriquer des explosifs nucléaires. Or, les cercles pro-israéliens aux États-Unis insistent sur le durcissement des sanctions et ils poussent à appliquer d’autres pressions sur l’Iran, ce qui rappelle le prologue de la guerre contre l’Irak. Cet activisme, que déplorent beaucoup de juifs en Isra-l et ailleurs, contribue à la perception populaire selon laquelle l’État d’Isra-l constitue pour la paix mondiale un danger plus grave que l’Iran.


Afin de maintenir la ferveur de la campagne contre l’Iran, il est essentiel de présenter le président iranien comme un négationniste acharné à rayer de la carte Isra-l par un acte de génocide. Certes, on peut dire que, comme tout politicien, M. Ahmadinejad n’a rien d’angélique, mais ses propos ont été déformés d’une manière particulièrement dangereuse. On en a fait un dictateur extrémiste aux pouvoirs illimités, susceptible d’agir de façon irrationnelle, un chef d’État « génocidaire ». Ce qui signifie qu’on doit l’arrêter à tout prix. Les ténors de la droite israélienne, comme Benjamin Netanyahu, appellent ouvertement à attaquer l’Iran et de nombreux politiciens américains leur font écho, même si les États-Unis ne sont pas menacés par une attaque iranienne. À l’instar des militants sionistes, le président Bush invoque le spectre de l’« holocauste nucléaire » que préparerait, selon lui, son homologue iranien. Malgré les avis contraires provenant des services de renseignements américains et de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), aux États-Unis les instances officielles continuent de parler du « programme iranien d’armes nucléaires ».


Les accusations contre l’Iran reflètent la confusion sciemment entretenue entre l’État d’Isra-l et les juifs et cette confusion semble influer sur la politique étrangère des États-Unis. Dans ce dossier, on constate que la droite israélienne et ses alliés ailleurs dans le monde n’hésitent pas à manipuler la mémoire de la Shoah pour atteindre leurs objectifs politiques.



Les intellectuels aiment bien la précision, mais les politiciens en ont eux aussi grand besoin. Ils ne devraient pas interpréter l’opposition aux utilisations sionistes de la Shoah comme une tentative de nier cet événement, ni considérer que le souhait de voir s’effondrer l’État sioniste équivaut à une menace de massacrer des millions de juifs israéliens. Les décideurs politiques doivent éviter les réactions épidermiques et ne pas se laisser manipuler par des amalgames sans fondement. Il faut que les Occidentaux agissent prudemment et rationnellement, particulièrement lorsqu’ils ont affaire à des dirigeants qu’ils jugent irrationnels.



(1) En français, le livre s’intitule Aux origines d'Isra-l : entre nationalisme et socialisme.

(2) http://www.iran-emrooz.net/index.php?/news/more/4898

(3) http://www.iran-3.com/affiche.php?type=news&id=7910

(4) http://www.juancole.com/2006/05/bill-scher-importance-of-cole-v.html


Traduit de l’anglais par Laure Alteirac ; révision de Louise Garneau et Yakov Rabkin ; traduction du farsi par Shahram Nahidi ; traduction de l’hébreu par Yakov Rabkin.

Publié dans L'Iran sous pression

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